Elle le fait toujours chez un voisin. C'est plus propre. Enfin, c'est mieux pour nous je veux dire. Monsieur Sieux, lui, il est équipé. Monsieur Sieux c'est le voisin. Il a un endroit fait exprès, à côté de chez lui. C'est plus pratique. C'est plus propre. Du coup, elle le fait toujours chez lui. Tous les ans, fin février. C'est l'époque. Elle va tuer le cochon chez le voisin. Monsieur Sieux réserve un cochon pour ses voisins. Le cochon est tué chez monsieur Sieux, avec d'autres voisins. Ensuite le cochon est entièrement découpé chez monsieur Sieux. Découpé par beaucoup de voisins. Emballé chez monsieur Sieux. Ensuite elle revient à la maison, les joues bien rouges, le sourire aux lèvres, et les bras chargés de sac en plastique, remplis de côtes et d'entrecôtes, de boudins, et de saucisses. Tout est déjà découpé dépiauté emballé. Elle rayonne. On met la viande dans le congélateur. Moi je ne vais pas chez monsieur Sieux, je crois que je ne pourrai plus jamais manger de saucisses après avoir vu ça. Les boyaux, les machines à broyer. L'envers du décor, le dedans. Elle, elle aime ça. Trois jours par an, elle aime plonger ses mains dans le sang et dans la chair. Au fond, je crois que j'aime ça, quand elle rentre à la maison contente et fatiguée, je la découvre autrement, elle est toujours aussi belle. Elle a changé. Quand elle revient de chez monsieur Sieux, ses cheveux ont une drôle d'odeur. Ensuite elle prend une douche. Mais ça sent encore le cochon. Je lui fais l'amour et ça sent les entrailles. J'attends patiemment que ces trois jours se terminent. Embrasser son cou. Sans l'odeur du porc. Elle attend avec impatience l'année prochaine. Fin février.
Un jour, elle est arrivée à la maison en me disant :"aujourd'hui pour la première fois c'est moi qui ai donné le coup de masse !". Ensuite elle m'a décrit toute l'opération encore et encore, en rajoutant à chaque fois de nouveaux détails. Je ne savais pas trop quoi répondre, alors je répétais "formidable", "génial"... Je n'étais pas distrait. Je n'étais pas captivé non plus. J'étais inquiet. Au bout de deux heures de conversation, j'avais dit 32 fois "non, c'est vrai ?", toujours avec la même sincérité, et je ne l'avais pas quittée des yeux. Je ne suis pas en mesure de comprendre. Ce qu'il se passe pour elle. Je ne suis pas en mesure de savoir si cela aura une incidence. Je me demande si cela est un incident. Si cela va durer. Quand je lui ai demandé pourquoi elle faisait ça, elle m'a répondu "rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme".
Cette année elle a décidé que le cochon serait tué chez nous. Tué dans notre jardin. Découpé dans notre garage. J'ai peur. Seul le cochon semble la passionner. Elle a changé. Avant elle faisait ça chez le voisin. C'était plus propre.
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