Les cris du mas

""La vieille bâtisse découpait l'horizon quand le crépuscule pointait... Laissée à l'abandon peut-être et surtout au fracas incessant des vagues qui grignotaient les contrebas de la falaise. D'aucuns disaient, qu'à la tombée de la nuit, l'on entendait des cris ou bien toutes sortes de musique inquiétante... Mais tous étaient bien ignorants... Moi, je savais..."

Elle gisait là, inoccupée depuis 15 ans, au bord du vide, tel le témoin pétrifié d’un passé glauque. On aurait dit que, depuis tout ce temps, elle restait penchée en équilibre instable, dans un mouvement de désespoir figé : comme quelqu’un qui vient d’assister à une scène atroce et qui vide ses entrailles au bord du chemin, dans des spasmes de dégoûts irrépressibles, et qui attend le prochain hoquet de bile qui le libérera peut – être de cette charge d’angoisse.

Comme pétrifié dans un acte de désespoir ultime, le vieux mas semblait attendre que le temps décide de l’aider à achever l’accomplissement de sa volonté d’en finir : le ressac incessant des vagues finirait bien par avoir raison d’un pan de falaise emportant ainsi pour de bon les moellons et le toit qui abritèrent l’indicible pendant toutes ces années.

Tous les vendredis soirs, je reviens me poster là , cherchant une réponse, une excuse, un signe qui me dirait à peu près ceci : « ce n’est pas ta faute : tu étais trop petit , tu ne comprenais pas ce qui se passait devant tes yeux à 200 mètres de là. Tu pouvais pas savoir. T’avais 10 ans. Personne ne t’avait jamais appris que les adultes sont quelque fois capables du pire . C’est seulement quand tu as vu arriver les gendarmes devant la famille en pleurs que tu as compris le sens de la scène répétée si souvent contre la croupe de la bâtisse pendant l’absence des parents. C’était furtif . Il y avait des ombres muettes et des cris étouffés, mais tu croyais à un jeu. Trop timide pour te fier à ton instinct et tenter d'arrêter cette drôle de joute sans joies … et déjà trop myope pour vraiment saisir l’essence du tumulte ».

Des années après seulement, le sens de l’indicible m’étais apparu, au détour d’une séance avec le psy – pour – ado - en crise que mes parents m’avaient flanqué pour soigner mes tendances suicidaires.

Des vagues rumeurs avaient bien circulé après le départ précipité de la famille, mais elles furent vite étouffées sous les ordres muets des anciens qui fréquentaient le bar ou la moue mesquine des mégères au marché. Les anciens se doutaient, donc. Les enfants restaient tenus dans l’ignorance. Un sentiment de honte était resté longtemps palpable chez les anciens : personne n’avait rien vu, ou pas voulu savoir. Le berger du village était bien taiseux et misanthrope, mais qui pouvait savoir que les menus services qu’il rendait à la famille n’étaient que prétextes à l’assouvissement de ses actes odieux envers la cadette de la famille ?

Quinze ans plus tard, donc, me revoici assis à ma place préférée, sur cette bute surplombant la bâtisse, 200 mètres en contrebas. Entre - temps, ma mère m’a acheté des lunettes, bien sûr. Tous les détails des flancs du mas m’apparaissent aujourd’hui clairement. J’ai arrêté ma thérapie, aussi, même si je me sens encore coupable de ne pas avoir pu empêcher ce qui s'était déroulé quasiment "sous mes yeux"et que ma colère envers les anciens est toujours quasi intacte.

Lors de ma dernière séance, le psy me fit comprendre que c’est volontairement qu’il me laissait avec mes questions sur l’origine de ces cris et de cette musique de fond qui s’échappent des fondations de la bâtisse à chacune de mes visites. Il me dit, simplement, ses mains sur mes épaules : « quand tu seras prêt et que tu te seras enfin pardonné, reviens - me voir . Quelque chose me dit que tu auras alors d’autres nouvelles à me donner , concernant ces cris . Quelque chose me dit qu'alors la paix retrouvée dans ton coeur correspondra au moment exact où cette vieille bâtisse retrouvera le silence ».

Estérak
Le 26 juillet 2008

Merci à vous trois pour vos commentaires qui m'éclairent vraiment sur l'impact de l'atmosphère que j'ai voulu distiller : "flippant , "mystérieux" et d'autres qualificatifs plus élogieux que je reçois " 5 sur 5" , car je n'ai pas pu m'empêcher de traiter un sujet grave, vu le ton de départ , mais cette fois en n'appuyant pas trop sur le pinceau. Merci de vos passages et de vos encouragements

Y aura un "cris du mas II" ? ^^ Parce que.. Y a pas tout là !!^^

* bien écrit et tenu... j'aime bien *


Amitiés

Ben , justement : la première fois que j'ai traité le sujet, certains nous avaient reproché d' avoir été un peu trop ... explicites, alors, cette fois - ci , par pudeur avec un sujet grave , j'ai décidé de m' arrêter à l'évocation des faits. Ceci étant dit, cet exercice m'a donné le goût de la nouvelle. Il y en aura sans doute d'autres , donc

Esterak, si je ne m'abuse, j'en faisais partie des "certains nous avaient reproché d' avoir été un peu trop ... explicites".
J'avoue que là comme ça, cela passe beaucoup mieux pour moi.

Après, sur le fait de traiter de ce sujet, je ne le réprime pas on est bien d'accord hein ? J'ai bien compris d'ailleurs combien, compte tenu de ton vécu, notamment professionnel, il te tenait à cœur. Je disais juste à l'époque que pour de la poésie, il y avait un traitement un peu trop réaliste à mon goût. Ici la forme s'y prête plus d'ailleurs.

Ce qui est très bon dans ce texte là, à mon sens, c'est qu'on a l'impact sur l'entourage et sur un témoin qui a assisté à la scène, avec une vision quasi intériorisé de ce qui s'est passé. Plus que la description des faits, tu insistes sur l'impact psychologique qu'ils ont. Et cette dimension là, tu la traites avec beaucoup de brio.

J'aime bien.

Merci, Chromatic, ton commentaire me touche : dans la vie professionnelle , mon joker, c'est plutôt le tact, alors je suis content que tu aies apprécié la différence de ton. J'aime être de temps à autre bien "carré" et percutant dans mes poèmes, mais un doigt de raffinement n'est pas pour me déplaire . Merci pour ton commentaire avisé pour ce texte - ci et ne t'inquiètes pas pour le reste : la vérité, quand elle est énoncée sans agressivité, est toujours bonne à prendre, pour moi.

Salut , Ristretto, content de te revoir sous mes lignes. " C'est un très bon texte" me convient très bien comme commentaire , d'autant que c'est une première pour moi dans ce genre - là

Je reçois ton commentaire comme une douce caresse sur mon ego, pourtant déjà hypertrophié

Il te faudra retourner à tes crayons parce que tu as le talent de l'écrivain.
Une lecture qui donne envie d'aller jusqu'au bout pour savoir...
J'ai aimé cette lecture malgré le sujet grave ...
Merci et

Mes amitiés Yvon

Merci pour ton compliment , Le Passant. Je taillerai à l'occasion ma plume "nouvelles" pour tâter ce genre que je ne connaissais pas .

Il charge combien de l'heure ce psy...Il m'a l'air bien compétent!!!..Il en sait même trop

J'ai bien aimé le dénouement. (vital pour une nouvelle!)

JC.

Tu as raison , Jcboy : je me suis inspiré de ce qu'un de mes - bons- psys auraient pu me dire en cette circonstance ... et c'est sans doute le genre de chose que j'aurais dites à mon fils s'il avait été pris dans ce genre de m... fin , bref , j'ai apprécié ton commentaire

Ce texte m'a mise mal à l'aise comme un roman de Stephen King...


Divers sentiments me passent sur le coeur: colère, horreur, dégoût...


Un très bon texte pour moi en tout cas...

Merci pour tes encouragements, Lunastrelle. Stephen King , quelle référence . Faudrait que je pense à en prendre un en vacances..

Merci, Dominique . Je taille déjà ma plume, au cas où l'air des alpes autrichiennes me souffleraient un doigt d'inspiration ..

Un texte assez poignant et lourd. Une belle écriture. J'ai tout de même ressenti parfois, de l'apaisement. Comme une odeur de liberté.

Bravo.

Grincheux

Bien vu : petit message d'apaisement à l'intention de ceux qui ont eu le triste "privilège" , en tant qu'enfant , d'assiter à ou de subir des choses horribles , mais qui n'avaient à ce moment ni l'âge ni le décodeur pour décoder ce qui se passait , et de toute façon pas la force d'arrêter quoi que ce soit ...

prenant, surprenant!! je ne sais comment qualifier ton texte tellement je suis soufflée!!!!

tes images sont sources d'inspirations!!!!

amitié
angetine au sol

Un bon texte sur un sujet difficile mais très bien écrit...on est tenu en haleine jusqu'à la fin et tu appartiens à cette histoire bien menée et ficelée grâce à ton psy

Merci à toutes les trois pour vos commentaires, que je cueille avec gourmandise , comme les premières cerises du mois de juin, à mon retour de vacances . Petite précision , quand même : certains passages sont certes "inspirés" de ma propre histoire, mais mon souci d'authenticité m'oblige à préciser que je n'ai pas personnellement subi cette indicible " violence intérieure" subie par les victimes d'inceste et / ou de pédophilie. Par contre, je ne me lasse pas de dénoncer cette réalité, quitte à utiliser un style un peu percutant pour ce faire. J'ai trop vu d'ados ou d'adultes démolis à vie par ce traumatisme si particulier pour me taire, prendre des gants ,voire "esthétiser" sur ce sujet....

ça sonne vrai tout ça, comme si tu y avais vécu dans cette bâtisse...

Réalité ou fiction, je me pose encore la question !

Estérak !

de So et

Comme dans beaucoup de mes poèmes , il y a des "tranches de vrai" ( myopie , maltraitance , - bonne thérapie , etc ) dont l'énergie sert ici un thème de circonstance. toujours ravi de tes passages commentés , little stella

Merci Jean pour ton commentaire . Sujet difficile , en effet , que je vais d'ailleurs délaisser quelque temps , sans quoi les bourreaux en question pourraient croire qu'il sont le centre de mon monde ... et c'est trop d'honneur à leur faire. Heureusement , il existe aussi un monde positif peuplé de gens honnêtes et désintéressés qui nous font avancer ...