"Aujourd’hui, quand il entend prêcher la pitié - et s’il écoute bien, il n’entend plus prêcher d’autre religion -, il faut que le psychologue dresse l’oreille: à travers toute la vanité de ces prêcheurs, à travers tout le vacarme qu’ils font (comme tous les prêcheurs), il percevra un son strident, gémissant, le vrai son du mépris de soi. Ce mépris accompagne l’assombrissement, l’enlaidissement de l’Europe qui ne cessent de croître depuis un siècle (…), à moins qu’il n’en soit la cause! L’homme des « idées modernes », ce singe orgueilleux, est furieusement mécontent de soi. Il pâtit, et sa vanité veut qu’il se borne à « compatir »."
"Ô Voltaire, ô humanitarisme, ô sottise! Il y a à dire sur la « vérité » et la recherche de la vérité, et quand l’homme s’y prend par trop humainement - « il ne cherche le vrai que pour faire le bien », - je parie qu’il ne trouve rien!"
« Tant que l’utilitarisme qui réside dans les jugements moraux ne visera que ce qui est utile au troupeau, tant qu’il n’aura en vue que la conservation de la communauté et que l’on taxera d’immoralité uniquement ce qui paraîtra la mettre en danger, on ne pourra encore parler d’une « morale de l’amour du prochain ». (…) On arrive à un degré de déliquescence morbide et de ramollissement où la société prend elle-même parti, en tout sérieux et honnêteté, pour celui qui lui porte atteinte, pour le malfaiteur. Punir lui paraît inique pour une raison ou pour une autre, - ce qui est certain c’est que l’idée de « châtiment », l’idée d’ « avoir à châtier », lui fait mal, la remplit d’horreur. « Ne suffit-il pas de le mettre hors d’état de nuire? Pourquoi châtier par surcroît? Châtier est une chose épouvantable! » La morale grégaire, la morale de la peur, touche ainsi à ses ultimes conséquences. S’il était possible de supprimer le danger, le mobile de la crainte, on supprimerait du même coup cette morale: elle ne serait plus nécessaire, elle ne se tiendrait plus elle-même pour nécessaire! Celui qui scrute la conscience de l’Européen moderne, décèlera dans les mille replis et recoins de la moralité le même, sempiternel impératif, celui de la crainte grégaire: « Nous voulons, un jour, n’avoir plus rien à craindre. » Un jour… La volonté et la voie qui mènent à ce point s’appellent aujourd’hui, dans toute l’Europe, le « progrès ». »
F. Nietzsche, Par-delà bien et mal |