« Les aventures sont dans les livres. Et naturellement, tout ce qu’on raconte dans les livres peut arriver pour de vrai, mais pas de la même manière. C’est à cette manière d’arriver que je tenais si fort. Il aurait fallu d’abord que les commencements fussent de vrais commencements Hélas! Je vois si bien maintenant ce que j’ai voulu. De vrais commencements apparaissant comme une sonnerie de trompette, comme les premières notes de jazz, brusquement, coupant court à l’ennui, raffermissant la durée; de ces soirs entre les soirs dont on dit ensuite : «Je me promenais, c’était un soir de mai.» On se promène, la lune vient de se lever, on est oisif, vacant, un peu vide. Et puis d’un coup, on pense : «Quelque chose est arrivé.» N’importe quoi : un léger craquement dans l’ombre, une silhouette légère qui traverse la rue. Mais ce mince événement n’est pas pareil aux autres : tout de suite on voit qu’il est l’avant d’une grande forme dont le dessin se perd dans la brume et l’on se dit : «Quelque chose commence». Quelque chose commence pour finir : l’aventure ne se laisse pas mettre de rallonge; elle n’a de sens que par sa mort. Vers cette mort, qui sera peut-être aussi la mienne. Je suis entraîné sans retour. Chaque instant ne parait que pour amener ceux qui suivent. À chaque instant je tiens de tout mon cœur : je sais qu’il est unique; irremplaçable – et pourtant je ne ferais pas un geste pour l’empêcher de s’anéantir. Cette dernière minute que je passe – à Berlin, à Londres – dans les bras de cette femme, rencontrée l’avant-veille – minute que j’aime passionnément, femme que je suis près d’aimer- elle va prendre fin, je le sais. Tout à l’heure je partirai pour un autre pays. Je ne retrouverai ni cette femme ni jamais cette nuit. Je me penche sur chaque seconde, j’essaie de l’épuiser; rien ne se passe que je ne saisisse, que je ne fixe pour jamais en moi, rien, ni la tendresse fugitive de ces beaux yeux, ni les bruits de la rue, ni la clarté fausse du petit jour : et cependant la minute s’écoule et je ne la retiens pas, j’aime qu’elle passe. Et puis tout d’un coup quelque chose casse net. L’aventure est finie, le temps reprend sa mollesse quotidienne. Je me retourne; derrière moi, cette belle forme mélodique s’enfonce toute entière dans le passé. Elle diminue, en déclinant elle se contracte, à présent la fin ne fait plus qu’un avec le commencement. En suivant des yeux ce point d’or, je pense que j’accepterais – même si j’avais failli mourir, perdu une fortune, un ami – de revivre tout, dans les mêmes circonstances, de bout à bout. Mais une aventure ne se recommence ni ne se prolonge. Oui, c’est ce que je voulais –hélas! c’est ce que je veux encore.»
Jean-Paul Sartre (La nausée) |